Un mot, plusieurs définitions
On peut définir la violence de trois manières au moins:
-L’utilisation à l’égard d’un tiers de la force, morale ou physique, pour lui imposer ce qu’on considère qu’il n’accepterait pas autrement et que la société réprouve.
-L’utilisation à l’égard d’un tiers d’une contrainte considérée socialement comme légitime, fondée sur le présupposé que la liberté du sujet doit être limitée, dans son propre intérêt et au nom de l’intérêt général, par sa famille, par les institutions (parmi lesquelles l’école, mais aussi les asiles psychiatriques ou les hôpitaux), par l’Etat.
-L’utilisation à l’égard de soi-même de moyens d’auto-contrainte. On se “fait violence” pour aller travailler quand on est fatigué ou encore pour éviter certaines nourritures réputées mauvaises pour la santé. Dans ce type de violence, on peut mettre la violence symbolique définie par Pierre Bourdieu comme l’imposition à eux-mêmes par les individus des structures naturalisées de la domination sociale. Reste que la violence symbolique est une violence elle-même naturalisée ce qui fait qu’elle n’est plus perçue comme telle.
Les trois définitions pourraient s’appliquer au cadre de l’institution scolaire. L’effort de travail demandé aux élèves par l’école relève de la 3è, les règlements scolaires de la seconde et les multiples agressions décrites par les professionnels de l’école, mais aussi, de plus en plus, par de multiples acteurs extérieurs, hommes et femmes politiques, essayistes, journalistes, de la 1ère définition.
Un enjeu scolaire ?
Le discours public sur la violence à l’école est monopolisé (pour des raisons évidentes de contrôle des espaces d’expression) par les adultes, qu’il s’agisse des familles ou des professionnels. Le discours des enfants et des adolescents eux-mêmes est fortement encadré, que ce soit par des dispositifs d’incitation à la prise de parole (“La violence, si tu te tais, elle te tue”, affirme une affiche collée près du bureau de l’un des CPE de mon établissement actuel) ou par l’action éducatrice de l’école (qu’il s’agisse des cours d’éducation civique ou des dispositifs de prévention du harcèlement).
La violence fait son entrée dans les discours sur l’école au début des années 1990 à travers la question de l’insécurité, de la délinquance et des tensions culturelles et raciales, en lien avec les espaces urbains relégués, désignés sous le terme de “banlieues. Cette violence est d’ailleurs présentée comme une violence d’intrusion. Une telle vision politisée de la violence tend à ignorer les violences spécifiques au milieu scolaire, qui ont pu être appréhendées, du point de vue des victimes, par les enquêtes de victimisation, qui permettent d’opposer aux chiffres officiels centrés sur les incidents graves des statistiques qui sont construites en partant du point de vue des victimes. Celles-ci permettent en effet d’analyser les micro-violences (allant des incivilités au harcèlement) dont l’accumulation constitue l’ordinaire des violences scolaires (Debarbieux, 2004 et 2006).
Deux enjeux semblent dominer la doxa sur la violence. Le premier est d’ordre civilisationnel: les élèves violents seraient le produit de situations sociales anomiques (ils sont “mal élevés”) attribués à des facteurs divers rassemblés autour de la démission parentale, de l’incompétence culturelle, sociale et scolaire des familles et de l’immersion dans des univers sociaux eux-mêmes qualifiés de violents, de délinquants ou de criminels. Le second enjeu est d’ordre politique. Il renvoie à l’incapacité proclamée d’une partie des élèves (et des milieux sociaux auxquels ils appartiennent) à endosser l’identité républicaine de l’école et à s’y former comme des futurs citoyens. Par la dimension acculturatrice de l’école, ce second enjeu s’imbrique fortement au premier. Appartenant à l’univers politico-culturel de définition des fonctions de l’institution scolaire, le terme de violence est un terme indigène. Il renvoie au sens commun, au langage ordinaire d’une ou plusieurs catégories d’acteurs plus ou moins étroitement liés à l’école. Pour étudier d’un point de vue sociologique la question de la violence à l’école, il semble donc nécessaire de la considérer comme une catégorie subjective, comme une représentation du réel.
Il faut noter que la question du comportement des élèves est omniprésente dans les jugements scolaires. Les enseignants, sans que cela fasse l’objet d’un discours explicite, évaluent les élèves en fonction de leur comportement, y compris quand il s’agit uniquement de mesurer leur performance scolaire. Les travaux du psycho-sociologue Halim Bennacer (2013) ont montré que les enseignants et les élèves ne valorisaient pas les mêmes objets dans la relation pédagogique. Il a analysé les effets de l’environnement scolaire sur la réussite scolaire des individus dans une enquête auprès de 1100 élèves de 54 classes de collèges publics et privés de la ville de Nancy,qui lui a permis de relever quatre résultats principaux. D’abord, les explications des performances scolaires des collégiens relèvent davantage du climat de classe que de l’aspect personnel. Ensuite, il existe un décalage entre l’évaluation scolaire et l’évaluation par tests des performances scolaires, ce qui amène à souligner la subjectivité de l’évaluation des enseignants. Cette subjectivité les amène à mieux noter les élèves des classes les plus réglementées (celles où l’ordre scolaire est le mieux imposé) et celles qui sont les mieux engagées dans le travail scolaire (qui sont aussi celles où il existe une forte compétition entre les individus). Ainsi, l’évaluation implique une dimension de récompense liée à l’attitude des élèves. Par ailleurs, les enseignants sous-évaluent les élèves dans les classes orientées vers la chaleur affective (c’est-à-dire une relation affective avec l’enseignant) et/ou l’organisation scolaire (celles où le travail se déroule selon des activités claires et bien ordonnées). Enfin, c’est une faible réglementation, alliée à un faible engagement de classe dans le travail, à la chaleur affective des enseignants et à l’organisation du travail qui s’accompagne de la meilleure performance pédagogique chez les élèves les plus fragiles (élèves stressés et redoublants notamment).
Il faut donc bien admettre que la violence, un terme du langage commun, recouvre des enjeux polysémiques qui relèvent à la fois de la subjectivité des acteurs impliqués dans la gestion locale de l’ordre scolaire mais aussi des jugements politiques et sociaux plus larges. Ce terme transforme donc un enjeu social (la question de la connivence ou non des acteurs avec les normes sociales dominantes posées par l’institution à la fois comme universelles et indispensables à la réussite scolaire) en enjeu proprement scolaire. C’est pourquoi il serait intéressant de ramener la question de la violence à son cadre pertinent, celui du comportement des élèves à l’école, de sa conformité ou non à un ordre qu’il faut analyser comme proprement scolaire.
Prenant au sérieux la subjectivité des acteurs, j’aimerais ici centrer mon analyse sur un seul aspect de la violence scolaire: celui qui est lié au comportement des élèves face à la norme. Je me place donc dans une perspective sociologique qui replace dans un type particulier de violence, l’indiscipline, dans son cadre d’exercice: l’établissement scolaire, ses règles collectives et les incidents qui y sont décrits par les acteurs divers, qu’il s’agisse des élèves ou des professionnels (parmi lesquels les enseignants). Si les acteurs n’emploient pas forcément, quand ils décrivent les faits, le terme de “violence”, la forte dimension émotionnelle de leur discours, telle que j’ai pu l’observer pendant mes années d’exercice dans le secondaire, m’amène à dire que la situation dans laquelle ils s’expriment est vécue par eux comme violente. Or cette perception violente de la réalité renvoie à une violence plus générale des relations entre enseignants et élèves, qui s’exprime par des comportements d’indiscipline plus ou moins graves et plus ou moins envahissants.
De l’école de l’élite à la démocratisation du désordre scolaire
Je voudrais ici proposer une synthèse du point de vue de l’histoire et de la sociologie de l’institution scolaire et des entorses à ses règles en empruntant à Patrick Boumard et Jean-François Marchat (1993) le concept d'”ordre et désordre” scolaires. Les deux auteurs mènent en effet une analyse pluridisciplinaire du chahut, empruntant à l’histoire, à la sociologie, à la psychologie et à la psychanalyse dans une perspective institutionnelle. Le chahut est analysé comme une catégorie utilisée par les acteurs pour décrire un phénomène qui recouvre des désordres plus ou moins violents particulièrement craints par les enseignants mais en réalités dirigés contre l’institution scolaire et non contre les individus qui en sont victimes. Par institution, il ne faut pas ici comprendre un bloc monolithique, mais le produit des comportements des acteurs. Entrent en interaction les représentations différentes et non homogènes des différentes catégories de professionnels et leurs actions, les politiques de l’école, de l’orientation et de l’affectation scolaire, les représentations et les actions des familles, elles-mêmes potentiellement le lieu d’un conflit entre l’enfant et les parents et la scène de conflits, notamment symboliques (impliquant la relation aux parents, mais aussi à la fratrie, voire à d’autres membres de l’entourage), qui peuvent se cristalliser sur la question scolaire et qui échappent largement à l’observation
Le terme de “chahut” et les mots de la même famille (“chahuteur”, “chahuter”) semblent absents du vocabulaire des professionnels de l’éducation, que ce soit dans les établissements que j’ai pu fréquenter ou dans la littérature pédagogique. Des 17 notices disponibles dans le catalogue Sudoc pour la recherche “Chahut”, seules deux renvoient directement au monde scolaire, celle de la thèse de Jacques Testanière (Désordre et chahut dans l’enseignement du second degré en France, thèse de doctorat, Pairs, EPHE, VIè section, 1967) et le roman d’Edward Ricardo Braithwaite, qui se déroule dans un quartier populaire de Londres. Il est également intéressant de voir ce que donne une recherche “chahut école” dans Google. La consultation des 10 premières pages (99 résultats) confirme ce constat. Si les résultats faisant référence à des ouvrages relevant des sciences de l’éducation sont les plus nombreux (22 sur 97), ils ne devancent que de très peu la seconde occurrence: celle des poésies scolaires (19 résultats). C’est un jeu vidéo qui arrrive en 3è position (Casper à l’école des fantômes. Chahut dans la classe) avant ce qu’on aurait envie d’appeler les objets du folklore de l’enfance (vieilles photos sépia et noir et blanc de chahuts joyeux et meubles vintage faisant référence à la salle de classe ou au jeu) avec 11 occurrences. Vient ensuite le chahut au sens figuré, employé souvent par jeu de mots dans la presse pour faire référence aux déboires des hommes politiques confrontés aux questions scolaires. Viennent ensuite des faits divers (7 résultats), 2 références aux chahuts des grandes écoles (chahut alcoolisé de fin d’année dans le métro Lillois et histoire du chahut à Polytechnique). Les autres résultats sont un règlement de cantine, des témoignages (sur un forum) et un commentaire (sur un blog), un article sur un site de santé (rubrique “Grossesse et enfants”) et des résultats sans lien. Le chahut semble davantage, sur la toile, appartenir au monde enchanté de l’enfance et à son souvenir nostalgique qu’à une préoccupation liée à l’institution scolaire. Il faut d’ailleurs noter que les résultats renvoyant aux sciences de l’éducation sont davantage liés à la question de la violence à l’école que proprement à celle du chahut.
Patrick Boumard et Jean-François Marchat (1993) proposent un histoire et une sociologie du chahut, qu’ils définissent comme un phénomène collectif organisé qui s’adresse, à travers l’autorité du maître, à l’ordre scolaire. Ils datent la naissance du chahut des années 1840. Avant d’entrer dans l’univers scolaire, le terme désignait dans les années 1820 une danse interdite en raison de son obscénité. Il faisait également référence aux cris d’oiseaux qui accompagnent la danse et notamment à l’activité nocturne du chat-huant. Jules Vallès emploie le terme dans les années 1870 pour raconter, dans L’enfant, des souvenirs de collège remontant au milieu des années 1840 et le terme de chahut remplace celui de “bran” (signifiant un désordre général voté par les étudiants) dans l’argot des polytechniciens. Le terme est en revanche absent de la littérature administrative et pédagogique. Il pénétrera seulement dans les années 1930 les ouvrages des psychologues. Jusqu’en 1902, dans les lycées, créés selon un modèle militaire, les désordres sont des mutineries par lesquelles les élèves secouent un régime disciplinaire particulièrement sévère. C’est la réforme de l’enseignement secondaire et la stabilisation de ses effectifs à partir du début du XXè siècle qui mettent fin aux mutineries. La place désormais centrale du bac offre à la bourgeoisie une légitimation de sa fonction sociale et la discipline se voit remplacée par la morale et la persuasion. Le chahut, plus ludique, prend la place des mutineries. Le terme de chahut est néanmoins absent de la littérature administrative et pédagogique et ne pénétrera que dans les années 1930 les préoccupations des psychanalystes, qui explorent sa dimension affective dans la relation entre l’enseignant et l’élève. Au moment où commence la massification scolaire à la fin des années 1950, le chahut «
est perçu par l’opinion comme une perturbation sympathique et indissociables de l’enseignement secondaire » (p. 45) tandis que la psychologie insiste sur son caractère ludique.
La sociologie semble s’être peu intéressée au phénomène du chahut. Gérard Vincent (1967) a étudié, à un moment charnière de la massification scolaire, la place et la fonction du chahut dans une enquête par questionnaire dans 12 lycées parisiens . Il montre, selon une démarche qui reste fortement descriptive et psychologisante, que le chahut (auquel il assimile par ailleurs les comportements agressifs de fraude), est une manière de remettre en question l’autorité d’un professeur que les élèves n’apprécient pas. Les explications sont renvoyées à la personnalité plus ou moins affirmée de l’enseignant et à son angoisse devant les élèves ainsi qu’aux déséquilibres affectifs qui caractérisent l’adolescence. Malgré tout, G. Vincent souligne un certain nombre d’éléments liés à l’organisation même de l’école et qui dépassent la différence public/privé, laïque/confessionnel: la matière enseignée, l’autorité institutionnelle de l’enseignant (selon, par exemple, la matière enseignée), le sexe de l’enseignant (les étudiants interrogés déclarent que les chahuts touchent davantage les femmes que les hommes) ; l’ennui des élèves dans certains cours trop magistraux (c’est-à-dire l’impossibilité de trouver, dans la participation en classe, un palliatif à l’ennui scolaire) ; la place de certaines heures de cours dans la journée ; la discipline trop marquée des établissements scolaires. La même année, dans la Revue française de sociologie, Jacques Testanière (1967) propose une opposition désormais classique entre ce qu’il appelle « chahut traditionnel » et « chahut anomique », qu’il appelle également « chahut de l’hurluberlu ». Il s’appuie sur une enquête menée dans 64 lycées à partir des registres de sanctions des 10 années précédentes et d’un questionnaire administré à un millier d’élèves. Pour l’auteur, le chahut traditionnel est une perturbation momentanée et ludique par un public scolaire qui adhère aux règles de l’institution et s’y reconnaît individuellement, tandis que le chahut anomique, né de la massification scolaire (que l’auteur appelle « démocratisation », en faisant référence à un objectif politique et non à un résultat sociologiquement attesté) est le fait d’un public qui peine à trouver sa place dans l’institution scolaire.
Dans un article qui met en relation les résultats et les comportements scolaires différenciés des garçons et des filles au collège, Geoges Félouzis (1991) montre que les garçons chahutent davantage que les filles, toutes classes sociales confondues, y compris chez les bons élèves. Mais, se plaçant dans la même perspective que J. Testanière, il montre également, en comparant les taux de participation en classe que, chez les fils d’ouvriers, le chahut relève davantage d’une distance au système scolaire, “vécu comme étranger et contraignant”, tandis que chez les enfants de cadres, il met en oeuvre leur “indépendance face à l’institution”.
Une dernière catégorie de chahut, le « chahut endémique », est proposée par Georges Lapassade (1993). Ici, du point de vue des interactions au sein de l’institution scolaire, quatre traits dominent : la permanence de la perturbation de la communication, l’absence d’agressivité à l’égard du professeur et une violence limitée à sa dimension réactive (c’est-à-dire provoquée par les tentatives de remise en ordre), le caractère polymorphe des perturbations, l’absence de cible particulière pour le désordre, l’ensemble de la situation scolaire étant remis en question.
L’ouvrage de Paul Willis, L’école des ouvriers, traduit en français et devenu un classique de la sociologie de l’école, se place dans une toute autre perspective. À partir d’observations et d’entretiens avec des collégiens des débuts de la massification du secondaire dans les années 1960 en Angleterre, iil analyse des comportements conscients d’indiscipline qui relèvent à la fois d’un refus revendiqué de la culture et de la forme scolaire au nom d’un idéal viril ouvrier et d’un mépris souverain pour toute attitude de connivence avec l’univers scolaire identifié comme étranger.
Agnès van Zanten, dans son étude consacrée à “L’école de la périphérie”, adopte un point de vue qu’on peut qualifier d’intermédiaire. Analysant un écosystème urbain et scolaire particulier, produit d’un ensemble de violences et de conflits à différentes échelles, L’auteur montre qu’il aboutit, chez les élèves, à un cercle vicieux de la déviance. Le premier conflit se déroule à l’échelle de l’espace scolaire local, entre les bons établissements (auxquels les élèves des établissements étudiés n’ont pas pu accéder) et les mauvais établissements (ceux de “l’école de la périphérie”). Le deuxième conflit s’exprime à l’échelle de l’établissement, entre les bonnes classes et les mauvaises classes (qui concentrent les élèves à la fois les plus faibles et les moins disciplinés). Ces conflits sont vécus de façon explicite par les élèves : ils savent qu’ils sont dans un établissement de relégation et ils savent qu’ils sont dans la mauvaise classe. Le troisième conflit se manifeste à l’échelle de l’établissement et de la classe, entre les bons élèves (ceux qui adhèrent à la norme scolaire de travail et de comportement et qui comprennent les implicites qui leurs permettent de produire un travail scolaire conforme aux exigences intellectuelles des enseignants) et les mauvais élèves. Les uns gênent les autres dans leur travail, les seconds méprisent les premiers pour leur comportement et/ou leurs mauvaises performances. Le quatrième conflit oppose, à l’échelle de l’établissement, les adultes, qui veulent faire respecter l’ordre scolaire et les élèves qui le mettent en question ; à l’échelle de la classe, les enseignants veulent faire travailler les élèves et les élèves ne travaillent pas. Le cinquième conflit : un conflit interne, entre le désir des élèves de travailler et de réussir et leur envie de s’amuser. Agnes van Zanten se démarque de l’opposition que fait Jacques Testanière (1967) entre “chahut organique” et “chahut anomique” : les comportements d’indiscipline, chez certains élèves (de niveau bon ou moyen mais rebelles) sont conscients et maîtrisés. En effet, les élèves les appliquent, de façon différenciée, en fonction du respect qu’ils portent à l’enseignant ou de l’importance de la discipline, au terme d’un calcul utilitariste. A. van Zanten parle de « chahut délibéré et personnalisé » (p. 302).
L’auteur présente par ailleurs les enseignants comme des « autruis significatifs » (les guillemets sont dans le texte) : leur jugement est « pris au sérieux” et leurs mauvais jugements, d’autant plus quand ils sont exprimés publiquement et collectivement (y compris par les bons élèves), sont particulièrement mal vécus et donnent lieu à un « cercle vicieux de la déviance qu’ont décrit avec pertinence les chercheurs d’orientation interactionniste : imposition de normes, désignation des déviants, renforcement de la déviance, stigmatisation de ceux qui ont accompli les infractions les plus graves et enfin, cristallisation d’une identité déviante » (p. 305). Parallèlement, A. van Zanten considère que « la plupart des élèves ne calquent pas leur chahut sur une hiérarchie scolaire ou intellectuelle. Les enseignants respectés le sont davantage en fonction de leur capacité à maintenir l’ordre que de la qualité de leur enseignement, de la matière qu’ils enseignent ou de leur grade » (p. 302). Elle décrit un quotidien scolaire qui oscille constamment, chez les élèves, entre une tentation de s’amuser et la nécessité de travailler et dans lequel les élèves les plus fragiles finissent par être emportés dans une carrière déviante. A force de « s’amuser », les élèves entrent dans une « spirale de perturbation » dont ils n’arrivent plus à sortir » (p. 311). « Le chahut relève parfois de calcul tactique, mais il est plus souvent subi que maîtrisé » (p. 311). Les « dynamiques « anti-école » » émergent du « chahut endémique » et de « l’état d’irresponsabilité » qui s’instaure ainsi et de « l’orientation fataliste » qui l’accompagne.
Une lecture encore bien surplombante du désordre scolaire
Pour conclure, je voudrais insister sur un constat: l’analyse sociologique, même quand elle quitte le terrain politique de la violence pour s’attacher à la question de l’ordre scolaire, tout comme la vision subjective des professionnels, peine à se démarquer d’une vision surplombante. Si l’ouvrage de Paul Willis est souvent cité dans les études, c’est néanmoins pour souligner que l’analyse culturelle qu’il développe ne permet pas de prendre en compte la forte composante d’anomie dans les comportements déviants à l’école massifiée.
Si certaines analyses mobilisent, à contre courant de la doxa, la notion de violence contre les pratiques normatives de l’école (Marmoz, 2006), si les comportements d’impertinence sont analysés, chez certains élèves, comme des formes de révolte, peu de réflexions cherchent à prendre au sérieu la capacité des élèves à refuser un ordre qu’ils ressentent comme injustre tant l’impression est forte que ces derniers se laissent emporter dans quelque chose qu’ils ne contrôlent pas tout à fait.
De ce point de vue, on pourrait se demander si un renversement de perspective ne permettrait pas de renouveler les analyses. Il s’agirait d’observer les comportements, individuels et collectifs, ordinairement perçus comme anomiques non en se centrant sur l’incapacité des élèves à entrer dans la norme mais en essayant au contraire de relever tout ce qui peut témoigner d’un désintérêt conscient et sélectif pour les contenus scolaires et de la tentative d’ébaucher d’autres mondes culturels. Si la culture ouvrière ne peut plus, dans nos sociétés tertiarisées, offrir de contre-modèle à la culture scolaire, on peut se demander comment les moyens d’expression culturels des jeunes, dans toute leur diversité sociale, pourraient être une piste pour relier ce que le subi scolaire peut avoir de violent à ce que le désordre scolaire peu comporter de dimension de refus, voire de résistance.
Bibliographie
Boumard Patrick et Marchat Jean-François, Ordre et désordre dans l’institution éducative, Paris, Armand Colin, 1993.
Lapassade Georges, Guerre et paix dans la classe. La déviance scolaire, Paris, Armand Colin, 1993.
Marmoz Louis, “La violence comme nécessisté historiques, une place pour l’école”, in Estrela Teresa et Marmoz Louis (dir.), Indiscipline et violence à l’école. Etudes européennes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 11-32.
Vincent Gérard, Les professeurs du second degré. Contribution à l’étude du corps enseignant, Paris, A. Colin, 1967.
Willis Paul, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Éditions Agone, coll. « L’ordre des choses », 2011.
Van Zanten Agnès, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF, 2012 (2002).
Une version courte de cet article est parue dans les Chroniques scolaires de nonfiction.fr.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nada Chaar (18 avril 2016). L’école et la violence. Enseigner dans le secondaire. Consulté le 12 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ofjq